Un extrait du Courrier International pour nous cultiver un peu. Bienvenu dans le monde des faiseurs de pluie!
Arlen Huggins peut vérifier à n’importe quel moment s’il est capable de faire tomber la neige dans le Colorado.
Dans son vaste bureau ensoleillé à Reno, au Nevada, Huggins affiche quand il veut sur l’écran de son ordinateur des diagrammes montrant l’humidité relative, les températures, la direction et la vitesse du vent dans le domaine skiable de Winter Park, à l’ouest de Denver. Les graphiques indiquent également le débit et la température de flamme pour un générateur d’iodure d’argent installé près du sommet de la station, à 3 600 mètres d’altitude. Depuis son bureau, il peut contrôler le dispositif, qui a vocation à fabriquer de meilleurs nuages.
La modification météorologique est de nos jours l’une des pratiques environnementales les plus méconnues. Ce n’est pas un mythe, mais une méthode plutôt normalisée, utilisée depuis les années 1950. Le Desert Research Institute (DRI), où travaille Huggins et qui fait partie du système d’enseignement supérieur du Nevada, ensemence les nuages depuis les années 1960. Dans le cadre des deux programmes qu’il mène actuellement, l’un au Nevada, l’autre dans la partie californienne de la Sierra Nevada, le DRI compte un millier d’heures d’ensemencement à son actif jusqu’en février 2013, date de ma visite.
Le complexe se trouve au sommet d’une colline broussailleuse, dans les environs de Reno, au Nevada. Financés par l’Etat, par les services de l’eau et de l’irrigation, ainsi que par des organismes fédéraux, les chercheurs y travaillent sur les moyens d’augmenter le stock de neige qui alimente l’approvisionnement en eau du Nevada pour au moins 5 % et peut-être jusqu’à 15 %. Ces chiffres sont loin d’être négligeables, compte tenu des conditions météorologiques dans l’Ouest, qualifiées de“mégasécheresse” et de “catastrophe régionale”.
Produire de la neige
C’est en 1946 qu’un jeune chimiste de chez General Electric (GE), Bernard Vonnegut, a inventé l’ensemencement des nuages avec des aérosols à base d’iodure d’argent. Dans les années 1960, le Bureau of Reclamation, l’organisme fédéral chargé de la gestion des ressources en eau, a tenté de provoquer des précipitations au-dessus des réservoirs d’eau, dans le cadre du projet SkyWater. Durant la guerre du Vietnam, des missions aériennes de l’armée américaine dans le ciel laotien tentaient de rendre impraticable la piste Hô Chi Minh aux véhicules lourds nord-vietnamiens. Ce fut l’opération Popeye, qui a suscité une levée de boucliers dans le monde et a abouti à l’adoption d’un traité des Nations unies interdisant la modification météorologique à grande échelle en temps de guerre.
Aujourd’hui, les opérations d’ensemencement civiles se poursuivent dans de nombreux Etats de l’Ouest américain, financées principalement par les distributeurs d’eau, les producteurs d’hydroélectricité, les entreprises agricoles et les stations de ski. On a compté au moins 66 programmes en 2001, répartis sur 10 Etats. A l’heure actuelle, dans le Wyoming, l’Idaho, le Colorado, la Californie, l’Utah et le Nevada, les faiseurs de pluie sont sollicités pour accroître le stock de neige. Dans le Dakota du Nord, on ensemence les nuages pour obtenir des précipitations avant qu’ils ne donnent de la grêle, destructrice des récoltes. La Californie, le Nevada et l’Arizona contribuent financièrement aux projets d’ensemencement dans le bassin supérieur du fleuve Colorado, dans l’espoir d’améliorer leur approvisionnement en eau.
Jeff Tilley, le directeur de la modification météorologique au DRI, m’a fait visiter le générateur d’iodure d’argent de l’institut, sur la rive occidentale du lac Tahoe. “Cette technique va probablement devenir un outil de plus en plus important pour les gestionnaires de ressources aquatiques, dans un contexte de changement climatique à l’échelle planétaire, estime Tilley. A mesure que les zones touchées par la sécheresse s’étendent et que la population augmente dans les contrées arides, c’est une nouvelle solution très économique.”
Le générateur est installé près du sommet du Ward Peak, une montagne haute de 2 634 mètres qui se dresse entre le lac Tahoe et la piste du Pacific Crest. L’ensemble ressemble à un ventilateur d’extraction de restaurant. Le cube en métal vert, surmonté d’une cheminée noire construite à la va-vite, est flanqué d’un réservoir de propane de la taille d’une bonbonne de gaz domestique. Tom Swafford, le technicien de terrain du projet, sort une clé de sa poche et ouvre une petite porte sur la façade de l’engin. “Entrez”, me dit-il. Nous pénétrons, tête baissée, dans une pièce de la taille d’un lit de caravane. Swafford montre du doigt le panneau de contrôle, la liaison radio, la buse pour solution pressurisée, le compteur électronique. Tilley appelle Arlen Huggins sur son téléphone portable, au siège du DRI. “Nous sommes au générateur. Nous sommes prêts”, indique-t-il.
Quelques clics se font entendre, suivis d’un bruit sourd lorsque le générateur de flammes s’allume. Quelques instants plus tard, une fois le dispositif suffisamment chaud, un vrombissement s’élève et la solution d’iodure d’argent commence à s’écouler dans la boîte, où elle s’enflamme et jaillit dans le ciel. Nous sortons, mais il fait un temps sec et clair, aussi le panache n’est-il pas visible. Même quand il fait humide, précise Swafford, on peut à peine apercevoir les aérosols d’iodure d’argent se dirigeant vers les nuages.
Usines à eau
De temps à autre, le DRI reçoit des appels d’éleveurs courroucés dans l’est du Nevada qui accusent l’ensemencement dans la région du lac Tahoe de leur “voler” leurs pluies. “Ce que fait réellement cette solution, c’est renforcer la capacité d’un système nuageux à produire des précipitations, corrige-t-il. Elle ne favorise pas seulement une meilleure exploitation de l’eau contenue initialement dans le nuage ; elle aide également ce nuage à bien mieux utiliser la vapeur d’eau environnante.”C’est pourquoi les faiseurs de pluie rejettent l’étiquette qu’on leur a collée : ils ne sont pas capables de “faire de la pluie”. Mais ils peuvent améliorer l’efficacité du processus de précipitation.
Pour la plupart d’entre nous, les nuages constituent des réservoirs d’eau dans le ciel. Les physiciens néphologues (ou spécialistes des nuages), eux, les considèrent comme des usines. Ces boules cotonneuses sont les marqueurs visibles du processus par lequel l’atmosphère collecte la vapeur d’eau dans l’air, dans les étendues d’eau et même dans les pores des plantes, avant de la convertir en gouttelettes. Ces petites gouttes sont susceptibles de tomber sur le sol sous forme de pluie ou de neige. Mais la grande majorité d’entre elles se contentent de rester suspendues dans le ciel. Cela notamment parce qu’elles ont pour la plupart besoin de quelque chose à quoi s’accrocher – un noyau – et qui les alourdisse suffisamment pour les faire chuter.
Au-dessus d’une mer chaude, le sel contenu dans l’eau évaporée fait office de noyau, ce qui explique la quantité souvent importante de pluies tombant sur les régions proches du littoral. A l’intérieur des terres, les gouttelettes des nuages s’agrègent à la poussière, à la suie issue des incendies de forêt ou aux particules microscopiques provenant de la terre. Mais toutes les particules ne se valent pas pour la production de précipitations. Par exemple, celles liées à la pollution forment des nuages, mais elles sont généralement trop minuscules pour provoquer des précipitations. Ainsi, les énormes nuages qui flottent au-dessus du sous-continent indien pollué ne génèrent que rarement de la pluie. Une particule d’iodure d’argent représente le noyau idéal, probablement parce que sa structure cristalline ressemble à celle de la glace.
Cependant, d’aucuns craignent que ce composé ne pollue les nappes phréatiques lorsqu’il retombe sur terre avec les pluies. Selon Huggins, en laboratoire, les ions d’argent introduits dans des aquariums à alevins de truite se révèlent capables de s’agglutiner aux branchies des poissons, inhibant ainsi leur respiration. Mais, souligne le scientifique, ce phénomène ne surviendrait jamais avec l’ensemencement car les quantités d’iodure d’argent employées sont infimes. La concentration de fond maximale du métal dans la neige se situe entre 2 et 4 parts environ pour 1 000 milliards. Après ensemencement, elle serait de l’ordre de 20 à 30 parts pour 1 000 milliards. “Si l’on établit une moyenne pour l’ensemble du stock de neige, on arriverait à un niveau à peine supérieur à la concentration de fond.” Mais, même si l’iodure d’argent s’avérait complètement inoffensif et que de nouvelles études prouvent son efficacité, l’idée de modifier le temps fait toujours grincer des dents.
Le monde de la modification météorologique attend avec impatience les résultats d’une étude aléatoire en cours dans le Wyoming. D’une conception rigoureuse, le projet devrait, pense-t-on, conférer une crédibilité nouvelle à la discipline. Selon l’un des chercheurs participant au projet, ses collègues et lui devraient annoncer, avec 95 % de certitude, une augmentation de 10 % des précipitations grâce aux nuages ensemencés.
La météorologie est sans doute le phénomène le plus discuté, mais également le moins compris de la vie quotidienne. Ces deux caractéristiques sont d’ailleurs liées. Si nous parlons autant du temps, c’est parce que nous n’y pouvons rien. Et cela ne changera pas de sitôt.
“Il est faux de dire que nous sommes en mesure de contrôler la météo”,corrige Don Griffith, président de North American Weather Consultants, l’une des plus vieilles sociétés privées dans le secteur. Griffith voit ses affaires prospérer grâce à l’augmentation de la population et à la raréfaction de l’eau. Mais la modification météorologique ne constitue pas la panacée. “Elle ne représente que l’une des multiples solutions envisageables. Mais c’est en général l’une des moins coûteuses.” Ainsi, la construction et l’exploitation d’une usine de dessalement comme celle en cours d’installation dans le comté d’Orange, en Californie, coûte entre 1 000 et 2 000 dollars [entre 740 et 1 480 euros] pour 1 233 mètres cubes d’eau douce produite. Alors qu’un contrat typique d’ensemencement des nuages porte sur un même rendement pour 5 à 15 dollars, indique Griffith.
Nombre de clients de Griffith font appel à ses services lorsqu’ils sont déjà touchés par la sécheresse. C’est, pour reprendre ses termes, faire preuve d’“illogisme hydrologique”. Car, dans une telle situation, il risque de ne plus y avoir de nuages à ensemencer – ou alors ceux-ci peuvent ne pas être du type voulu. L’entrepreneur recommande un ensemencement annuel, les années humides comme les années sèches, pour développer l’approvisionnement.
Malgré son enthousiasme évident, il prend soin de modérer son propos. Par le passé, rappelle-t-il, un battage excessif s’est révélé contre-productif. Nul ne devrait sous-estimer la difficulté qu’il y a à intervenir sur la nature, que ce soit par l’intermédiaire de la modification météorologique, du contrôle des crues ou bien de la construction de barrages. Mais le temps est particulièrement délicat à manier. “L’atmosphère est tellement variable et complexe, reconnaît-il, qu’il nous reste beaucoup de mystères à percer.”
Contre la géo-ingénierie. C’est pourquoi, même si cela peut surprendre, les modificateurs météo ne se passionnent guère pour la géo-ingénierie, ou manipulation du climat terrestre. Aucun de mes interlocuteurs à la WMA ne se réclame de cette discipline. Après deux jours passés à m’informer sur les complexités de la modification météorologique, j’ai compris pourquoi : si de nombreux scientifiques utilisent la radiométrie, les générateurs au sol et les avions pour essayer de générer 10 % de neige supplémentaires, prétendre que l’on peut inverser le climat terrestre avec des aérosols réfléchissants ou des substances huileuses sur l’océan, c’est montrer une ignorance crasse.
J’ai interrogé Jeff Tilley, du Desert Research Institute, à propos de la géo-ingénierie. Il avoue redouter certaines conséquences potentielles de cette discipline. “Certains films de série B sur le sujet exagèrent énormément, commente-t-il, mais ils mettent en évidence la possibilité d’utiliser [la géo-ingénierie] comme une arme. Ça nous fait horriblement peur, à nous qui faisons de la modification météo, parce que nous ne voulons pas mettre en œuvre cette application, ni voir quelqu’un d’autre le faire.” Et de poursuivre : “Je me suis intéressé en premier lieu à la météo et aux applications de modification parce que je voulais aider les gens.”
D'aprés un article de Ginger Strand Septembre 2011